25 mai 1987 : Retour dans la « Baraque aux Juifs »

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25 mai 1987. La semaine commence par l’audition de l’académicien André Frossard qui explique à la Cour comment, dans la « baraque aux juifs » du Fort Montluc où il fût détenu, il a compris ce qu’était le crime contre l’humanité. Chrétien, il avait commis le« crime » d’avoir une grand-mère juive. Parlant de cette « barraque aux juifs », dont le seul nom crie l’horreur, il déclare : « on y vivait comme des morts en sursis ; c’est la barraque aux juifs qui fournissait les otages ; on était en attente d’exécution. »

 

En voyant un matin une famille juive qui traversait la cour, un SS, levant les bras au ciel, ironisa en allemand : « c’est tout Israël. » Relatant cette anecdote, André Frossard poursuit d’une voix sourde où gronde la révolte intérieure : « c’était en effet tout Israël, et ça faisait trois mille ans que çà durait. Ce n’était pas le juif de la Part Dieu où de la Guillotière, c’était les mêmes juifs qui, depuis le commencement des temps, portent tous les péchers du monde. Ils venaient du fond des âges. Etre juif à Montluc, ça voulait dire subir un régime plus dur que n’importe qui. Ils n’étaient même pas traités en ennemi ni comme une race inférieure, mais comme une espèce inférieure. »

 

Puis André Frossard raconte : « A Montluc, un SS avait pris un juif pour tête de turc. Le SS imposait à cet homme, qui ne parlait pas allemand, de répéter à sa demande : « le juif est un parasite qui vit sur la peau du peuple aryen et il faut l’extirper. » A coups de pied dans le ventre, le malheureux apprit la phrase. L’histoire ne s’arrête pas là et son épilogue est un cri aussi fort que toutes les définitions des juges de Nuremberg. Car dès que le SS ouvrait la porte, avant même qu’il n’ait proféré un ordre, le juif récitait mécaniquement la phrase « le  juif est un parasite… ». « C’est cela le crime contre l’humanité » clame André Frossard, « c’est tuer quelqu’un pour le seul motif de sa naissance et il faut que cette mise à mort soit précédée d’une tentative d’humiliation ». André Frossard fait une pause, comme pour s’assurer que chacun a bien compris. Il vient de mettre des mots sur les images d’archives effroyables que nous avons tous vues, d’hommes qu’on faisait ramper ou laper dans des écuelles, de femmes que l’on tondait, que l’on mettait à nu devant des soldats hilares, de latrines communes. Le crime contre l’humanité est un crime d’inhumanité.

 

Comme pour illustrer son propos, André Frossard raconte avec émotion le jour où il vit arriver dans la « barraque aux juifs » Marcel Gompel, professeur au collège de France, arrêté place Bellecour et martyrisé par la gestapo. « Il était devenu une loque humaine. On l’avait jeté dans une baignoire glacée et ranimé en l’ébouillantant, sa nuque n’était que plaies. Mais cet homme qui ne gémissait pas sur son sort, restait d’une dignité incroyable. Il s’affaiblissait d’heure en heure. Deux jours ont passé, les camarades l’ont porté sur une tinette. Il a eu un mouvement, s’est porté en avant et est mort. » L’instruction a tenté de déterminer si Marcel Gombel devait ce sort funeste au fait d’être juif ou résistant. Il était les deux.

 

André Frossard poursuit, seul face à la Cour, évoquant l’héroïsme de cet homme dont il se souvient du nom, « Gainsburger qui chantait la Marseillaise en partant à la mort. Et cet autre, âgé, qui dans la « barraque aux juifs » se proposait de partir à la place d’autres plus jeunes. Ceux-ci ont refusé. Et André Frossard d’interroger « qui est le plus héroïque de celui qui s’offre ou de ceux qui refusent ? »

 

André Frossard a terminé son témoignage. Tout le monde attend à présent sa confrontation avec Jacques Vergès. Nous savons en effet que celui-ci a une sorte de dette à son égard, puisqu’il lui doit la vie de celle qui devint son épouse.

 

La jeune Djamila Bouhired, alors âgée de 20 ans, avait au moment de la guerre d’Algérie, été condamnée à mort par le Tribunal des forces armées d’Alger devant lequel Maître Vergès la défendait. Alors que la jeune femme attendait l’exécution, André Frossard prit la plume, au mois d’octobre 1957, pour publier un éditorial disant « Non, non et non à cette peine capitale ! », dans le journal où Zola avait jadis publié son « J’accuse ». L’article fût déterminant et la condamnée fût graciée.

 

Jacques Vergès ne l’a pas oublié. Mais aujourd’hui les deux hommes ne sont pas du même côté. Loin de son agressivité habituelle, Jacques Vergès tient à dire le respect qu’il porte à André Frossard. Il entreprend cependant de l’interroger sur le parallèle entre les tortures infligées par la gestapo et celles dont l’armée française s’est rendue coupable en Algérie. André Frossard ne tombe pas dans le piège. Revenant sur son éditorial en faveur de la jeune algérienne, il déclare pour clore le débat : « Je n’ai pas écrit ce papier pour partager les thèses du FLN ou de Vergès. Je l’ai fait pour l’honneur de la France. Je ne supportais pas les sévices à Montluc. Je ne les ai pas supportés plus tard, voilà tout. » Jacques Vergès ne peut que se taire. C’est ce qu’il fait.

 

Lucien Margaine, le témoin suivant, a été arrêté le 2 mai 1944 à Lons le Saunier. Il a été interrogé et torturé sept jours et sept nuits par Klaus Barbie et ses sbires à coup de nerf de bœuf et d’un antivol de vélo dont le malheureux se souvient qu’il était rouge. Il a été déporté à Dachau, après que Klaus Barbie lui ait dit qu’il était « NN » (nascht und nebel-nuit et brouillard) et qu’il n’en reviendrait pas. Lucien Margaine a reconnu Klaus Barbie à la télévision. Le problème est que les deux hommes n’ont jamais été confrontés. 

 

Le Procureur Général Truche saisit l’occasion. Il demande la parole : « Un problème de preuve se pose, il faudrait aujourd’hui ou un jour prochain faire venir de force Klaus Barbie pour qu’il soit confronté à plusieurs témoins. » En effet, si un accusé peut refuser de comparaître devant ses Juges, une loi du 19 janvier 1877 permet à la Cour de le contraindre à quitter sa cellule, par la force au besoin. Le Président Cerdini saisi l’enjeu et demande à Lucien Margaine : « pouvez-vous revenir demain ? » La réponse est affirmative. Tout le monde comprend que Barbie fera très rapidement son retour dans le prétoire.

Il devra également être confronté à Mario Blardonne qui arrive à la barre. Jeune résistant, il a été arrêté et torturé par Klaus Barbie. Son témoigne sur les sévices auxquels il a assisté est insoutenable. « C’est les histoires des femmes qui m’ont traumatisé » déclare Mario Blardonne. « Barbie a pris le bébé à une femme qui attendait son tour pour être torturée. Il l’a jeté dans le couloir comme un ballon sur la dalle. Les autres qui attendaient ont tenté de le récupérer. Il a fait mettre la femme nue. Il ricanait, il tenait un chien loup en laisse et il faisait courir la femme autour de la pièce et le chien la mordait. Et puis une autre femme, Barbie l’a fait accroupir nue et il a essayé de lui faire avoir des relations sexuelles avec le chien. » Le silence qui suit est entrecoupé de sanglots qui viennent de la salle d’audience. Nos rangs ne sont pas épargnés. Une amie avocate sort en larmes. Mario Blardonne a formellement reconnu son bourreau à la télévision en 1972. Les deux hommes ont été confrontés en 1983. Qu’en pense aujourd’hui Klaus Barbie ? La question doit lui être posée. Comme aux autres témoins qui se succèdent en cette fin de journée (Angelina Coral, Louis Simonet, Skorka Jacubert, Jerôme Scorin), qui ont été torturés par Klaus Barbie et qui confirment sans hésitation qu’ils l’ont reconnu à ses yeux et à son sourire ironique.

La confrontation s’impose. Elle est attendue de tous.

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