2 juin 1987 : Elie Wiesel, une âme debout

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Une voix douce s’élève dans le prétoire. Elie Wiesel parle.

J’ai, sans la moindre difficulté, pu le convaincre de faire le voyage des Etats Unis pour venir témoigner. Cette rencontre avec le Prix Nobel de la Paix et la confiance dont il m’a honorée restent gravées dans ma mémoire. Je me souviens de mon angoisse lorsqu’il m’a téléphoné de Paris, le dimanche qui précédait son audition par la Cour d’Assises, pour me dire qu’il avait achevé la rédaction de son témoignage et que je lui ai répondu que la procédure française ne l’autorisait pas à lire un texte. Il m’a fait part de son désarroi et de l’impossibilité dans laquelle il était de témoigner spontanément. Il envisageait même de retourner aux Etats Unis sans venir à Lyon. Nous décidâmes de contourner la difficulté. Il ferait une déclaration spontanée et je lirai en son nom le texte qu’il avait rédigé.

 

Elie Wiesel est à présent à la barre.

Il avait quinze ans quand il a été déporté : « si j’ai survécu, par hasard, c’est pour témoigner… ma place est ici avec les survivants, avec les victimes. Je veux entendre leurs voix, leur prêter la mienne, leur dire que je les aime. Que je crois en leur vérité de toute mon âme. Les mots manquent… comment dire… comment raconter la nuit ? Je ne sais pas. Comment raconter la sélection à l’arrivée à Auschwitz ? Je ne sais pas. Comment raconter l’enfant que l’on sépare de son père ? Je ne sais pas. Comment raconter la douleur muette d’une petite fille qui a peur de pleurer ? Je ne sais pas. ? Comment raconter les cortèges infinis qui traversaient le paysage polonais, des hommes, des femmes, des enfants, des rabbins et des fous, des marchands et leurs clients ? Comment raconter leur mort ? Je ne sais pas… » Elie Wiesel ne témoigne pas. Il porte témoignage. Comme le souvenir de cette femme, s’emparant de ses deux enfants que l’on vient de tuer et qui se met à danser en les serrant contre sa poitrine. « Comment raconter cette danse ? Je ne sais pas. »

 Elie Wiesel garde au fond des yeux les flammes qui s’élevaient au-dessus du ciel d’Auschwitz. Pour la première fois, devant la Cour d’Assises du Rhône, alors qu’il a consacré sa vie à témoigner, il raconte sa séparation avec sa mère et sa petite sœur qu’il a vues partir vers les chambres à gaz. Le texte qu’il a écrit et que j’ai lu en son nom au cours de cette audience, est diffusé chaque jour, 24 heures sur 24, à l’entrée du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon. Il conclut en ces termes : « Le tueur tue deux fois. La première fois en donnant la mort, la seconde en essayant d’effacer les traces de cette mort. Nous n’avons pas pu éviter la première mort, il faut à tout prix empêcher la seconde. Cette mort-là serait de notre faute. »

 

Après le verbe ciselé d’Elie Wiesel, deux cris de douleurs envahissent la salle des pas perdus du Palais de Justice de Lyon. Pas de grandes phrases dans la bouche d’Itta Halaunbrenner et de Fortunée Benguigui, mais l’expression de la souffrance infinie qui habite leur cœur depuis plus de quarante années. La voix et le regard de ces deux femmes portent en eux le plus implacable des réquisitoires contre Klaus Barbie.

 

Itta Halaunbrenner est soutenue par deux policiers, mais, pour rien au monde, elle n’aurait manqué ce moment qu’elle attend depuis si longtemps. En 1972 déjà, elle s’était rendue à La Paz en Bolivie, où se cachait Barbie et s’était enchaînée à un banc avec Beate Klarsfeld pour obtenir que justice soit rendue aux enfants d’Izieu. Car le malheur d’Itta Halaunbrenner s’appelle Klaus Barbie. C’est lui qui a fait déporter son fils et son mari qui est mort dans les camps. C’est lui qui, le 6 avril 1944, a jeté dans les camions d’Izieu ses petites Claudine, qui avait eu cinq ans quatre jours seulement auparavant et Mina, qui en avait tout juste huit. Le visage de Madame Halaunbrenner est ravagé par les larmes. Son témoignage est insoutenable. Devant le box vide de l’accusé, la vieille dame hurle sa colère : « Mais comment un homme comme çà peut-il vivre encore ? ».

 

Lui succède la seconde « mère courage », Fortunée Benguigui. A 83 ans, cette petite dame à l’apparence frêle et à la robe bleue à pois blancs a une volonté de fer. Ce qu’elle a vécu est inénarrable. Elle a été déportée à Auschwitz le 6 mai 1943 quand ses trois fils, Jacques 13 ans, Richard 8 ans et Jean-Claude 6 ans qu’elle croyait à l’abri dans une colonie, ont été raflés par Klaus Barbie. Seule la petite dernière, qui n’avait que 22 mois, a pu en réchapper parce que, trop jeune pour vivre dans le home d’enfants, elle avait été recueillie par une habitante d’Izieu qui la cachait. A Auschwitz, Fortunée Benguigui a subi les expériences médicales du sinistre docteur Mengélé. Ablation des ovaires, hémorragies successives. Fortunée Benguigui raconte comment les médecins SS lui ont inoculé le typhus et d’autres virus. Un jour, dans une file d’enfants, elle a cru voir son fils Jacques : « c’était le plus grand, il avait un sac à dos. » c’est son pull-over qui est resté dans sa mémoire. Un pull-over qu’elle avait tricoté en laine grenat mais que, faute de matière première, elle a terminé avec une couleur différente. Un autre jour, à Auschwitz, elle a croisé un enfant qui portait le pull : « à chaque fois que j’ai rencontré cet enfant qui était le fils d’une doctoresse déportée, je l’ai regardé et j’ai touché le pull-over. Un jour, la femme m’a demandé ce que je voulais à son fils. Votre fils porte le pull-over de mon fils. C’est ce que je lui ai répondu. Je ne voulais pas le croire. En colonie, les gamins s’échangent souvent leurs affaires. J’espérais encore mais je suis allée dans ma barraque pour pleurer. » A la libération, alors qu’elle ne veut toujours pas croire à l’inéluctable, elle retrouvera sa petite fille dont elle avait été séparée à l’âge de 22 mois. Celle-ci ne l’a reconnue pas. « Quand je suis allée la reprendre, elle a crié. Je veux maman ! et maman, pour elle, c’était sa nourrice… j’avais mal… »

 

Madame Benguigui n’a pas la force de lire la lettre que l’on a retrouvée après la guerre, que son fils Jacques lui avait écrit le 30 mai 1943 pour la fête des Mères, alors qu’elle était déjà à Auschwitz. C’est Serge Klarsfeld qui lit ce courrier qu’il a retrouvé. « Oh, maman, ma chère maman, je sais comment tu as souffert pour moi et en cet heureux jours de la fête des mères, je t’adresse de loin mes meilleurs vœux du fond de mon petit cœur d’enfant. J’ai fait, étant loin de toi, maman chérie, tout pour te faire plaisir. Quand tu m’as envoyé des colis, je les ai partagés avec ceux qui n’avaient pas de parents. Maman, ma chère maman. Je te quitte en t’embrassant bien fort. Ton fils qui te chérit. »

Assise sur sa chaise, Fortunée Benguigui pleure en silence… nous aussi.

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