11 mai 1987. Dans la matinée, un mémorial sous chapiteau est inauguré sur la Place des Terreaux, face à l’Hôtel de Ville de Lyon, à l’initiative de l’écrivain Marek Halter. Cube de toile blanche d’une vingtaine de mètres de longueur, il présente dans une galerie de photographies des camps de concentration, des corps amoncelés à la sortie des chambres à gaz, des visages d’enfants derrière des barbelés. Sans légende. Pour ajouter au symbolisme, le mémorial est inauguré par 44 enfants, comme les 44 enfants d’Izieu envoyés à la mort par Klaus Barbie.
Derrière Marek Halter, Messieurs Raymond Barre, Michel Noir, Jean Poperen, Francisque Colomb, Maire de Lyon et un conseiller du Président de la République sont les premiers à pénétrer dans la galerie. De l’autre côté de la Saône, des centaines de journalistes de la presse nationale et internationale ont pris possession du quai Romain Rolland. Les camions, studios de télévision, se suivent en file indienne. La ville de Lyon a remis à chaque journaliste une petite mallette pour leur permettre de découvrir la ville au cours des six semaines que durera le procès. Sur le trottoir, plusieurs centaines de citoyens de tous âges et de toutes conditions patientent, espérant pouvoir assister à la première audience. La salle des pas perdus de nos 24 colonnes est plus majestueuse que jamais. La justice a mis les moyens pour ce premier procès pour crime contre l’humanité. Rien à voir avec ces gymnases et autres Palais des congrès dans lesquels elle se commet parfois de manière indigne pour certains grands procès. La justice ne peut et ne doit être rendue hors les murs des palais qui lui sont consacrés. De nombreuses places ont été réservées au public, rappelant que la justice n’est pas seulement affaire d’initiés et qu’elle est rendue au nom du Peuple Français. Chacun prend place. Personnalités et anonymes, « acteurs » et « spectateurs ». Michel Noir, qui déclarera quelques jours plus tard dans une tribune du Monde qu’il vaut mieux perdre les élections que perdre son âme, a tenu à être présent. Jeune avocat, je prends place au rang des parties civiles au milieu d’illustres confrères. Le Bâtonnier Bigault du Granrut, Serge Klarsfeld, Roland Dumas, Joe Nordman, Henri Noguères, Paul Lombard, François La Phuong et tant d’autres encore… le Procureur Général Truche se trouve derrière nous, assisté du Substitut Général Jean Olivier Viout. Face à nous, Jacques Verges parade. La Cour, présidée par André Cerdini, fait son entrée. Chacun a le sentiment de vivre un grand moment d’histoire et de justice. Après le tirage au sort des jurés, neuf hommes et femmes, pour la plupart nés après-guerre, retentit cette phrase du Président attendue de tous : « Je demande au service d’ordre d’introduire l’accusé. »
L’émotion est palpable. Klaus Barbie fait son apparition. Je suis aussitôt saisi par son regard. Ses yeux d’un bleu d’acier. Je ne comprenais pas comment on pouvait reconnaître un homme après plus de quarante ans. A présent, je comprends. Celui qui a croisé ce regard ne peut l’oublier. « Accusé, veuillez vous lever. » Barbie obtempère. Il demande à s’exprimer en allemand avec l’aide de deux interprètes. A la première question : « Quels sont vos nom et prénom ? », il répond « Altman Klaus ». Le décor est planté. C’est l’identité qu’il avait adoptée en Bolivie après avoir quitté l’Europe avec l’aide de la CIA. N’oublions pas que l’on est passé sans désemparer de la seconde guerre mondiale à la guerre froide et que les anciens SS étaient passés maîtres dans le combat contre le bolchévisme. Leurs renseignements étaient précieux pour les services secrets américains. Après les avoir utilisés, ceux-ci les ont aidés à passer en Amérique du Sud où, à l’instar de Barbie, ils n’ont rien renié de leur idéologie, au service des juntes militaires les plus sanguinaires.
Pour autant, il n’y a aucun doute sur l’identité de notre homme. C’est bien l’oberstürm-führer SS Klaus Barbie qui a sévi à Lyon de 1942 à 1944, qui se trouve devant nous. Commence la longue lecture de l’acte d’accusation. Klaus Barbie ne peut plus être jugé pour les faits à raison desquels il a déjà été condamné à mort par contumace en 1952, peine prescrite, plus de vingt ans s’étant écoulés entre cette décision et son retour en France. Il ne sera donc pas question au cours de ce procès de l’affaire de Caluire et de l’assassinat de Jean Moulin, dans lequel Klaus Barbie a pris une part active. Il écoute à présent avec attention l’histoire retracée de sa vie, de son entrée aux jeunesses hitlériennes, de son accession aux fonctions de chef de la section IV du SIPO SD de Lyon, l’évocation de la rafle de la rue Sainte Catherine, de celle des enfants d’Izieu, du dernier convoi qui a quitté Lyon le 11 août 1944, faits qui lui sont reprochés et pour lesquels il comparaît devant la Cour d’Assises du Rhône.