En arrivant à l’audience, je croyais avoir tout entendu. J’ignorais que commençait l’une des journées les plus éprouvantes du procès. La journée des femmes. Et quelles femmes !
La première est Irène Fremion. Résistante, elle a été arrêtée par Klaus Barbie, interrogée par lui, torturée par lui. Elle ne l’a pas oublié. Déportée à Ravensbrück, elle raconte, elle aussi, l’arrivée au camp, les chambres à gaz, l’effroyable odeur de chair brulée des fours crématoires, la salle de vivisection. 100.000 femmes ont été déportées à Ravensbrück. 5.000 sont revenues. C’est Klaus Barbie qui a pris la décision de la faire déporter, il lui a dit qu’elle allait « faire un voyage… »
Voici Lise Lesevre. Admirable, sublime. A 86 ans elle refuse à son tour de témoigner assise. Elle marche avec une canne mais veut rester debout, face au boxe vide. Arrêtée le 13 mars 1944 comme résistante par l’équipe de Barbie, elle a subi des mains de celui-ci les pires sévices, les tortures les plus effroyables. Coups de schlague, supplice de la baignoire, table d’étirement, pendaison par les poignets… La vieille dame s’excuse des détails qu’elle doit fournir à la Cour. Elle le fera sans larmes. Comme elle ne parle pas, Klaus Barbie fait arrêter son mari et son fils de seize ans pour la faire céder. Elle résistera. Elle ne reverra ni son mari déporté, ni son fils fusillé. Elle décrit Klaus Barbie comme un sadique à l’état pur, prenant un plaisir infini aux tortures qu’il infligeait. « Il écrasait du pied le visage des suppliciés qu’il croyait reconnaître comme juifs… j’ai peine à vous décrire la bête sauvage qu’était cet homme. »
Déportée à Ravensbrück, Lise Lesevre a tenu un petit carnet tout au long de son martyr. Ce carnet figure au dossier. A son tour, les poings serrés, elle décrit la vie concentrationnaire et, détail par détail, donne corps à la définition du crime contre l’humanité. Lorsqu’elle prononce ses derniers mots, le silence est total. On le croit définitif. Mais l’innommable n’est pas fini. Il date encore d’aujourd’hui. Serge Klarsfeld lit un passage d’une réaction prêtée à Klaus Barbie, publiée dans la dernière édition de l’hebdomadaire VSD, telle que rapportée par Jacques Vergès : « Quand Barbie a vu cette vieille décatie, … il m’a dit : à 80 ans, elle n’a pas d’autres choses à faire qu’à se traîner devant les caméras avec ses béquilles ? Quand on a souffert, on reste chez soi et on se tait. » Abject. Aucun commentaire…
C’est à présent au tour d’Ennat Léger de témoigner. 92 ans, clouée sur un fauteuil roulant, hissée jusqu’à la barre par des policiers en tenue. Sourde et aveugle, elle a tenu à parler. En 1943, Ennat Léger a été dénoncée pour avoir aidé les juifs à passer en Suisse. J’ai une affection particulière pour cette vieille dame qui a caché mon oncle pendant la guerre. Ma famille lui en a toujours porté reconnaissance. C’est Klaus Barbie qui s’est personnellement occupé d’elle. Le Président lui demande combien d’interrogatoires elle a subi. L’huissier est obligé de lui répéter les questions en criant à son oreille car elle n’entend rien. Aussitôt fuse sa réponse « mon Dieu ! mon Dieu ! au moins cinq. Ils m’ont cassé les dents en enfonçant une bouteille dans ma bouche, qui a éclaté. Quel calvaire ! C’était des sauvages. Ça cognait de tous les côtés… »
Barbie lui a aussi amené son mari pantelant, effroyablement torturé, pour tenter de la faire parler. « C’est vous qui l’avez voulu, vous irez crever en Allemagne » lui a-t-il lancé. Elle n’y a pas « crevé ». Mais elle est restée aveugle et paralysée.
Tout le monde connaît désormais le nom, le visage, la voix et l’histoire de Simone Lagrange, mais c’est en cette journée du 22 mai 1987 qu’elle apparaît pour la première fois publiquement. Elle a été arrêtée le 6 mai 1944 avec sa famille. Klaus Barbie voulait savoir où se trouvait son frère et sa sœur qui manquaient à l’appel. Elle raconte que la première fois, elle n’a pas eu peur car il caressait un chat, mais il l’a rapidement frappée « la première claque de ma vie » déclare-t-elle. Après sept jours, elle est envoyée le 23 juin 1944 à Drancy où elle retrouve sa mère. « Quel bonheur ! » Ce bonheur sera de courte durée puisqu’elle est déportée par le convoi numéro 76 le 30 juin 1944. Sans le savoir, elle fera le voyage d’Auschwitz aux côtés des enfants d’Izieu, qui se trouvent dans le même convoi. Simone Lagrange raconte avec force détails le voyage à Auschwitz. « Je raconte des choses sales, mais elles sont moins sales que l’esprit de ceux qui nous ont envoyés là-bas. »
Elle raconte les atteintes à la dignité humaine. On lui coupe ses longs et beaux cheveux. « Quand on a des cheveux, on est encore quelqu’un. » Elle se sent salie par le tatouage que l’on appose sur son bras. Quand je pense que certains payent pour se faire tatouer… » Saisissant fermement la barre, elle évoque l’odeur douce et acre des fours crématoires et rapporte les propos des kapos : « On entre par la porte et on sort par la cheminée. » Sa mère sera gazée le 23 août 1944, jour de la libération de Paris. Elle insiste comme en réponse aux négationnistes : « ça existe, les chambres à gaz ! ». Elle décrit les femmes qui attendaient pendant des heures avec leurs enfants pour être gazées, les murs des chambres à gaz griffés jusqu’au plafond. Elle dit enfin comment elle a reconnu son père dans une colonne d’hommes en Haute Silésie. Autorisée par un soldat à aller l’embrasser, le soldat lui tire une balle dans la tête devant elle. Les larmes coulent. Pas seulement les siennes. Puis, comme pour répondre à une question qui ne lui est pas posée, elle conclut : « ce n’est pas Barbie qui l’a tué mais c’est lui qui nous a envoyés là-bas. » Simone Lagrange a reconnu Klaus Barbie en 1972 à la télévision, le jour de la Chandeleur. Elle a reconnu son « regard d’oiseau de proie. » Au cours de l’instruction, elle a été confrontée à lui. Il l’a insultée… Un oiseau égaré passe dans la salle d’audience. Et si c’était un ange ?
La journée n’est pas finie. Après ces dames, place aux hommes. Ils nous diront les mêmes choses.
Srul Caplon a été arrêté le 23 mars 1943. Lui aussi doit sa déportation à Klaus Barbie. Montluc, Fresnes, Drancy, Birkenau, Auschwitz. Il parle des fours crématoires qui fonctionnaient nuit et jour. « C’était surtout voyant la nuit, à cause des flemmes. » Il se souvient qu’un soir, tous les tziganes ont été brulés. Il n’en restait plus un. Vingt personnes de sa famille n’en sont pas revenues. Lui, si. Pour témoigner.
Il en est de même de Marcel Stourdze, merveilleux vieillard à la barbe blanche, enserré dans une prothèse entière. Son élégance n’a d’égale que la richesse de son vocabulaire et la perfection de sa diction. Il a été arrêté le 16 août 1943. La prothèse est un « souvenir » de camp, un coup de manche de pelle asséné par un SS. Il se souvient de la paire de gifles que Klaus Barbie lui a envoyées comme « entrée en matière. » Il lui a par la suite lancé « cochon de juif, tu iras dans les mines de sel. » Ce sera Auschwitz. Marcel Stourdze achève son témoignage. « Je ne me plains pas. Moi, je suis revenu et je suis revenu pour témoigner. »
Le dernier témoin de la semaine est Henri Troussier, résistant, réfractaire au STO. Arrêté par Klaus Barbie dans le Jura, il a reçu la « traditionnelle » paire de gifles. Il sera déporté parce qu’il avait « une sale gueule de juif. »
Ainsi se termine la seconde semaine du procès de Klaus Barbie, sans Klaus Barbie. On comprend à présent pourquoi, plus de quarante ans après la fin de la guerre, il fallait que ce procès ait lieu.