A partir d’aujourd’hui et pour dix jours, la parole est donnée aux trente-neuf avocats des parties civiles. A tout seigneur, tout honneur, le premier à se lever est celui sans lequel ce procès n’aurait pas eu lieu : Serge Klarsfeld. Historien, militant, chasseur de nazis, on aurait presque oublié que l’homme est également avocat. Cela fait plus de quinze ans qu’il est hanté par le souvenir des quarante-quatre enfants juifs d’Izieu, depuis qu’il a fait le serment à deux de leur maman, Mesdames Halaunbrener et Benguigui qu’il ferait traduire leur bourreau devant la justice des hommes. Serge Klarsfeld pourrait aujourd’hui pavoiser, savourer son heure. Ce serait mal le connaitre. Pas de grandes phrases ni d’effets de manche. Serge Klarsfeld ne plaide pas. Le texte qu’il lit d’une voix monocorde et rapide se suffit à lui-même. A peine remarque-t-on que ses mains tremblent.
La gravité de l’instant, comme la force des mots se jaugent à l’intensité du silence dans lequel ils sont prononcés. Le public, venu nombreux, est prostré.
Jacques Vergès a perdu son sourire narquois, il assiste, comme tout le monde, au retour des quarante-quatre enfants dans la salle d’audience.
C’est peu dire que Serge Klarsfeld les y fait revivre. Après avoir appelé les quarante-quatre noms, comme on le fait au début de la classe, il les « convoque » l’un après l’autre, pour les présenter à la Cour. Un mot sur chacun d’eux, leur nom, leur âge, le contexte dans lequel ils se sont retrouvés à Izieu, la situation de leurs parents, ponctué d’un terrifiant : « il n’est pas revenu. Elle n’est pas revenue. ». Pour chacun des enfants dont il a retrouvé des écrits, Serge Klarsfeld en fait la lecture. Ainsi Liliane Gerenstein, âgée de 10 ans, qui s’adressait à Dieu dans ces termes : « Dieu, que vous êtes bon, que vous êtes gentil. C’est vous qui commandez, Dieu. Je penserai toujours à vous, même au dernier moment de ma vie. Faites revenir mes parents, mes pauvres parents, protégez-les. J’ai tellement confiance en vous que je vous dis merci d’avance. ». Liliane n’est pas revenue….
Alors que Serge Klarsfeld se rassied, Jacques Vergès jette un regard circulaire du public à la Cour pour constater l’étendue des dégâts. Le contraste n’a jamais été aussi fort entre les deux hommes, entre nuit et brouillard…
Charles Libman est à la barre l’exact contraire de Serge Klarsfeld. Sans doute est-ce pour cela que celui-ci lui a demandé de venir à ses côtés plaider le fond du dossier de la rafle des enfants d’Izieu. Charles Libman est un « vieux routier » des Cours d’Assisses. Il n’hésite pas à user de sa voix et de ses gestes. Sa première cible est Jacques Vergès qui fixe ostensiblement le plafond alors qu’il sonne la première charge. Il faut dire que Jacques Vergès a multiplié les provocations ces derniers jours, en se faisant notamment photographier par la presse faisant le V de la victoire, avant d’ironiser sur l’étoile jaune et de comparer les crimes contre l’humanité à des rideaux de fumée. Charles Libman s’attaque au dossier pour démontrer la responsabilité personnelle de Klaus Barbie dans la rafle du 6 avril 1944.
La parole est à présent à Roland Rappaport qui représente les intérêts de Sabina Zlatin et du Docteur Reifmann. Roland Rappaport a été très présent au cours du procès, multipliant les questions précises aux témoins. Comme pour la plupart d’entre nous ce n’est pas seulement l’avocat qui s’adresse à la Cour, mais également le militant antiraciste qui avait 11 ans à la fin de la guerre, séparé de ses parents, placé dans différents endroits, tantôt comme juif, tantôt sous un nom d’emprunt. Roland Rappaport est de ceux qui considère qu’il convenait d’étendre la définition du crime contre l’humanité aux résistants déportés, parce que « à travers l’holocauste juif, c’est toute l’humanité qui est concernée » et que, comme le rappelle la stèle inaugurée en 1946 dans le village de Brégnier-Cordon, qui conduit à Izieu « tout homme est un morceau de continent, une part du tout. La mort de tout homme me diminue parce que je fais partie du genre humain. »
On ne m’en voudra pas de ne pas évoquer plus avant les plaidoiries de Gilbert Collard et Roland Amsellem. Je me suis à vrai dire toujours demandé comment on pouvait plaider dans un dossier sans en avoir suivi les audiences…
Gilbert Collard aura des années plus tard l’audace de prétendre avoir été l’avocat des enfants d’Izieu. No comment…