Lors de ma réélection à la présidence de la LICRA en 2016, j’avais fait part de mon intention de ne pas aller au terme de ce troisième mandat. Après plus de sept années de combats, le moment est venu pour moi de transmettre le flambeau à mon ami Mario Stasi, actuel premier vice-président de notre association. Au moment de redevenir ce que je n’ai jamais cessé d’être, un militant et un avocat, une nouvelle page de l’antiracisme doit s’écrire en conservant, toujours chevillés au corps, les fondamentaux de ce qui fait la LICRA depuis 90 ans.
La LICRA, c’est l’indépendance. C’est sa force, depuis sa fondation en 1927. Nous ne sommes affiliés à aucun parti politique, à aucune religion, à aucune communauté, aucune chapelle d’aucune sorte. Nous sommes, pour reprendre les mots de Lazare Rachline, « le parti de la conscience ». Nos prises de position ne sont fondées que sur la défense de notre idéal, en dehors des contingences politiques. Nous sommes libres de nos appartenances respectives et nous avons à coeur de dépasser nos identités pour nous réunir sur l’essentiel.
La LICRA, c’est l’universalisme. Tout, dans son histoire, repose sur cet idéal. Force est pourtant hélas de constater que l’heure est au repli identitaire et aux communautarismes. Les idéaux des Lumières, les principes de 1789, que l’on croyait d’airain, sont frappés d’indignité et jetés en pâture avec une irresponsabilité inédite dans l’histoire de notre pays. Les antiracistes que nous sommes sont même accusés de racisme au prétexte qu’ils refusent de céder à cette fièvre identitaire. Chaque individu est désormais « étiquetté » à l’aune de critères communautaires : avant de voir le citoyen, d’aucuns voudraient d’abord voir le juif, le musulman, l’homosexuel, le noir, le catholique, l’arménien, etc … Cette mécanique est un cancer pour la cohésion nationale. S’il ne devait rester qu’une seule digue à faire tenir et à défendre coute que coute, ce serait celle de l’universalisme : si elle devait rompre, alors la France ne serait assurément plus la France. C’est à nous, militants de la LICRA, de mener cette bataille et redonner un sens plein et entier à l’appartenance à la nation. C’est à nous de convaincre qu’il n’est pas de contrat social viable en dehors d’un espace commun où chacun est regardé de la même manière, indépendamment de tout le reste.
La LICRA, c’est la laïcité. Dans les temps que nous traversons, ce n’est pas chose facile tant la laïcité a cessé d’être une évidence. Les responsables de cette situation ne sont pas, uniquement, les extrémistes religieux qui veulent imposer une société où la loi de Dieu supplanterait la loi des Hommes . De ces gens-là, il ne faut rien espérer. La faiblesse vient de nous-même, d’une partie de notre classe politique et de nos élites qui s’évertuent à coller à la laïcité des adjectifs, des édulcorants et autres conservateurs qui l’ont érodée au point de l’affaiblir et de la dévoyer. Combien de fois avons-nous vu, après une agression contre un juif ou un musulman, mais aussi après chaque attentat, le défilé des religieux reçus en grande pompe par les autorités du pays, sans que personne ne s’interroge sur légitimité d’une telle démarche ? Tant que nos responsables continueront à considérer que le racisme et l’antisémitisme sont l’affaire des religieux, il ne faudra pas s’étonner que l’immense majorité du pays, qui ne s’identifie pas à ces communautés, reste indifférente quand un crime raciste ou antisémite est perpétré. Notre pays a mis des siècles à s’affranchir de la tutelle religieuse pour obtenir, à l’issue du compromis historique de 1905, que la religion soit remise à sa place, celle de l’intimité de la croyance, et de la liberté de conscience absolue dans le respect des lois communes. Ce serait une régression insupportable que de voir le débat public de nouveau soumis aux desiderata des cultes. C’est d’ailleurs rendre un bien mauvais service à l’immense majorité des croyants qui, toutes religions confondues, aspirent à l’indifférence et à la liberté. Là encore, c’est à nous, militants de la LICRA, de mener cette bataille visant à refaire de la laïcité une idée neuve et séduisante, un symbole d’émancipation et d’accomplissement.
La LICRA, c’est la lutte contre tous les racismes et contre tous les antisémitismes. C’est n’est pas inutile de le rappeler. Contrairement à d’autres, nous refusons, à la LICRA, un antiracisme à la découpe et à géométrie variable qui s’adapterait en fonction d’on ne sait quel critère. En matière de racisme et d’antisémitisme, un propos, un acte, une agression, une incitation à la haine, une injure, ne sont pas plus ou moins acceptables selon que la victime ou l’auteur appartient à telle ou telle communauté. Dans tous les cas, ils doivent susciter la réprobation la plus ferme et la plus explicite, sans tergiverser. Si la théorie est limpide, la pratique est difficile. Mais ce serait manquer à la fidélité que nous devons à nos fondateurs que de choisir une autre voie que celle-ci.
La LICRA est une association de veilleurs. Aujourd’hui, nous dirions des lanceurs d’alerte. Veilleurs, nous l’avons été pour alerter l’opinion contre la montée du nazisme. Veilleurs, nous l’avons été pour soutenir les réfugiés qui arrivaient de toute l’Europe, fuyant ceux qui voulaient les exterminer et qui trouvèrent en France un havre, malheureusement provisoire, de paix et de sécurité. Veilleurs, nous l’avons été quand nous avons dénoncé l’antisémitisme de l’Union soviétique, quand nous avons soutenu les droits civiques des Noirs américains aux côtés de Joséphine Baker et de Martin Luther King, invité en 1963 par la section de la LICA de Lyon. Veilleurs, nous avons persisté à l’être face au retour de l’antisémitisme et au développement du négationnisme, mais aussi devant la montée du racisme anti-arabe alimenté par une extrême-droite ressuscitée par la crise. Veilleurs, nous l’étions sur le banc des parties civiles des procès de Barbie, de Touvier de Papon et, plus récemment, des procès des génocidaires rwandais jugés et condamnés en France. Veilleurs, enfin, nous le demeurons aujourd’hui pour dire à l’opinion les dangers des nouvelles formes de racisme et d’antisémitisme, qui, sous couvert d’antiracisme, réveillent nos pires cauchemars.
Je quitte aujourd’hui la présidence de la Licra avec le sentiment que tout reste à faire. Le racisme et l’antisémitisme ne disparaîtront pas. C’est une certitude et un constat lucide. Mais j’ai une autre certitude. C’est que les racistes et les antisémites trouveront toujours sur leur route des militants infatigables pour les combattre et pour rappeler les vraies valeurs de la France, celles de liberté et d’égalité, mais aussi de fraternité.
A la LICRA, nous sommes voués à un travail de Sisyphe, à remettre toujours et encore l’ouvrage sur le métier. Mais comme l’écrivait Camus, il faut imaginer Sisyphe heureux !
Le combat continue. Je compte sur vous comme vous pouvez compter sur moi.
Alain Jakubowicz
Président de la LICRA