Discours prononcé à l’Hôtel de Lassay le mardi 14 novembre 2017 à l’occasion du 90e anniversaire de la LICRA
Monsieur le Président de l’Assemblée Nationale,
Mesdames et Messieurs les députés,
Monsieur le Président d’Honneur de la Licra, Cher Pierre,
Chers membres du Comité d’Honneur,
Chers amis,
En ce jour de célébration du 90 ème anniversaire de notre chère Licra, qu’il me soit permis de m’adresser à vous au travers de la lettre que j’ai entrepris d’écrire à notre fondateur, Bernard Lecache.
Très Cher Bernard,
Combien de fois me suis-je adresser à toi, au cours de ces huit dernières années, dans la solitude de l’homme à qui il revient de prendre une décision ? Combien de fois me suis-je demandé ce que tu aurais décidé, au moment d’engager notre organisation ? Combien de fois ai-je abusé de tes citations, combien de fois ai-je épuisé mes auditoires en évoquant tes faits d’armes, combien de fois t’ai-je invoqué, toi et tes compagnons de route, tes camarades de combat, Joseph Kessel, Lazare Rachline, Georges Zérapha, Henry Torrès, Jean Pierre- Bloch et tant d’autres.
Foin de soliloques ! J’éprouve ce soir le besoin de t’écrire. Verba volent sripta manent. J’éprouve le besoin de t’écrire pour te parler de la France, de la France que nous aimons. J’éprouve le besoin de t’écrire pour te parler de la situation dans laquelle elle se trouve, 90 ans après que tu ais décidé, avec tes camarades, de réveiller l’opinion contre les pogroms, contre l’antisémitisme, contre cette lèpre qui gangrénait l’Europe, en ce soir du 26 octobre 1927, où vous célébriez l’acquittement de Samuel Schwartzbard, à la Brasserie Marianne, la bien nommée, au cœur de Pigalle.
Je n’ai pas comme toi, connu la guerre et je n’ai pas pris les armes pour défendre mon pays comme tu l’as fait, entre 1916 et 1918. Si j’ai été, comme toi, président de la Ligue, je n’ai pas eu à me rendre aux confins de l’Europe et de la Russie pour mener l’enquête sur les massacres de masse qui frappaient les Juifs. Je n’ai pas eu l’honneur de côtoyer Albert Einstein, Sigmund Freud, Léon Blum, Léo Lagrange, Pierre Brossolette, Thomas Mazaryck, la comtesse de Noailles ou encore André Malraux et Martin Luther King. Je n’ai pas eu à remplir des centaines de meetings pour inviter mes compatriotes à boycotter l’organisation de Jeux Olympiques, dans un pays où sévissait un véritable « racisme d’Etat ». Je n’ai pas eu à défier, chaque semaine, dans les colonnes du Droit de Vivre cette Anti-France qui écumait d’amertume et de revanche contre la Révolution Française et contre les Lumières. Je n’ai pas eu l’honneur d’être le père de la première loi antiraciste en France. Et surtout, oui surtout, je n’ai connu ni l’exil, ni la spoliation, ni la détention auxquels les nazis et Vichy tentèrent de te réduire. Je n’ai pas non plus été, et crois bien que je le regrette, à la tête d’une association de plus de 50 000 membres, tirant son journal à plus d’un million d’exemplaires. Et je n’ai pas davantage eu le plaisir de convoler, comme toi, de meetings en réunions publiques, aux bras de Joséphine Baker que tu as nommée ambassadrice internationale de la LICRA.
Le flot de l’Histoire nous a épargné les épreuves que tu as eu à traverser. Et pourtant nos combats sont hélas toujours les mêmes.
Tu as créé la Licra pour venir en aide aux réfugiés qui, arrivant de d’Europe de l’est, venaient chaque jour, par centaines, demander aide et assistance au 40 rue de Paradis. Aujourd’hui, les réfugiés se noient par milliers dans la Méditerranée pour fuir les massacres et les persécutions. Si dans les années trente, la France était pour eux l’aboutissement d’une espérance, le terminus d’une longue route, nous constatons avec une immense tristesse que les réfugiés de notre temps, dans leur immense majorité, ne croient plus au message de la France et rêvent d’Allemagne et d’Angleterre. Me croiras tu si je te dis qu’il se trouve des élus de la République, et non des moindres, pour appeler les Français « à la résistance contre l’installation des réfugiés » ? Me croiras-tu si je te dis que dans notre pays, dans la vallée de la Roya, entre l’Italie et la France, l’Etat met plus de zèle à poursuivre ceux qui portent assistance aux migrants qu’aux migrants eux-mêmes. Me croiras tu si je te dis que la France, notre France, patrie des Lumières, mère de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, renvoie par avion au Darfour, c’est-à-dire à leurs bourreaux génocidaires, ceux-là mêmes qui étaient parvenus, par miracle, à leur échapper. C’est un peu comme si, et je le dis avec émotion, la police française avait renvoyé mon grand-père dans les prisons d’Hitler au moment où il parvenait à rejoindre la France, en 1933. Le sentiment de honte, que j’ai exprimé à maintes reprises, est sans doute le même que celui que tu éprouvais quand tu écrivais au Président de la Société des Nations, ta consternation devant l’absence de fraternité des pays européens confrontés à la vague des réfugiés qui réclamaient tout simplement, pour reprendre une formule qui t’est chère, « le droit de vivre ».
La préoccupation de ton époque était le sauvetage des juifs et la lutte contre l’antisémitisme. J’ose à peine te dire où nous en sommes aujourd’hui, tellement j’ai honte, tellement j’ai mal. Il me faut pourtant te dire qu’en France, en 2006, un jeune homme de 24 ans, Ilan Halimi, a été torturé jusqu’à la mort parce qu’il était juif et, comme tel, réputé riche par ses assassins. Il y a quelques jours seulement, une stèle en sa mémoire a été profanée et recouverte des mêmes inscriptions que tu voyais à Paris aux pires moments des années 30. En France, dans notre France, en 2012, des enfants de 3 ans, six ans et 8 ans, ainsi que le père de deux d’entre eux, ont été froidement abattus dans une école juive de Toulouse par un terroriste, parce qu’ils étaient juifs. Au moment de ta mort en 1968, sans doute pensais tu que de telles horreurs appartenaient au passé. Hélas, à défaut de se répéter, l’histoire bégaie cruellement.
Tu as très tôt compris que la lutte contre l’antisémitisme ne devait pas être seulement l’affaire des juifs et que les lois du Reich constituaient « un ballon d’essai, une expérience sur le cobaye juif », avant de faire sombrer l’Humanité tout entière dans le chaos. Tu as très tôt compris que ce qui était en jeu, c’était l’universalité des droits humains, l’égale dignité de chacun indépendamment de sa couleur de peau, de sa religion, de son origine. C’est pour nous, en 2017, un sujet de première importance. Car nous voyons ressurgir, là où on ne les attendait pas forcément, des idéologies qui s’évertuent à découper la société en groupes de couleurs, à interdire l’entrée aux Blancs comme il y eut jadis, et tu les as dénoncés avec force, ceux qui interdisaient l’entrée aux Noirs, en Afrique du Sud ou en Alabama. On ne parle plus aujourd’hui de ségrégation raciale, on dit « manifestations racisées ». Si l’intemporel « sale juif » reste d’actualité, on lui préfère aujourd’hui « sale sioniste ». C’est plus tendance. Ne cherche pas, ce serait trop long à t’expliquer. Sache seulement que dans la bouche de ceux qui le dise, ça veut dire la même chose. Sache aussi, j’ose à peine te le dire car je sais que tu vas te retourner dans ta tombe, que ces ignominies ne sont plus, loin s’en faut, le monopole de l’extrême droite. Car ce n’est pas l’extrême droite qui a tué Ilan Halimi et ce n’est pas l’extrême droite qui a tué les enfants juifs de Toulouse.
Je te rassure, l’extrême-droite n’a pas disparu. Elle a même réussi à renaitre du tombeau où sans doute, tu l’avais crue à jamais ensevelie. Elle est toujours pétrie de la même hargne contre la France que nous aimons. Elle est toujours affiliée à la même idéologie. Elle réalise même dans les urnes des scores électoraux qui te feraient honte. Notre pays, comme le disait ton ami Jean Cassou, a « la mémoire courte ». Mais cette extrême droite que tu as combattu de toutes tes forces et que nous continuons à combattre de toutes les nôtres, n’a plus le monopole de la haine. Le racisme et l’antisémitisme prolifèrent désormais bien au-delà d’elle-même.
Le racisme et l’antisémitisme ne sont plus les seuls fléaux que nous devons combattre. L’imagination humaine n’a pas de limites quand il s’agit de « isme ». Au palmarès des horreurs, c’est désormais terrorisme et islamisme qui tiennent le haut du pavé. Mais l’homme n’a rien inventé, il ne s’agit que de la version 21ème siècle du fanatisme et du fascisme. Côté atrocités rien n’a changé. A ceci près peut-être que si les juifs sont toujours une cible privilégiée, ils ne sont plus les seuls, comme notre pays s’en est souvenu hier dans la douleur. Coté prise de conscience, rien n’a changé non plus. Près de 80 ans après, nous n’en avons pas terminé avec Munich. Il se trouve encore aujourd’hui des esprits qui, parfois de bonne foi et c’est sans doute le pire, préfèrent dénoncer un prétendu « Etat policier » plutôt que le terrorisme, préfèrent la liberté des fauteurs de haine plutôt que notre droit de vivre librement et fraternellement, préfèrent excuser plutôt que combattre, préfèrent l’indifférence quand ce n’est pas la soumission à la résistance, préfèrent être Edwy plutôt que Charlie. Je t’expliquerai un jour, le plus tard possible j’espère, mais je suis sûr que tu as compris…
Avant de te quitter, je veux te dire que la Licra, ta Licra, est reçue ce soir à l’Hotel de Lassay, à l’invitation du Président de l’Assemblée Nationale, en présence de Madame la Garde des Sceaux,( oui Bernard, j’ai bien dit Madame, comme quoi la modernité peut recouvrer de bonnes choses), de nombreux parlementaires et de membres de notre Comité d’Honneur. Je leur rappellerai que tu as été l’inspirateur de la première loi antiraciste, le décret-loi Marchandeau, qui aurait dû s’appeler Lecache, comme la loi Pleven aurait pu s’appeler Pierre-Bloch, ton digne successeur à la présidence de la Licra. Nous n’avons pas abandonné ce combat. Nous avons, avec Mario Stasi, mon successeur, récemment mené celui d’introduire dans la loi l’idée que les racistes et les antisémites devaient être rendus inéligibles. Le Conseil Constitutionnel a estimé qu’une telle disposition portait atteinte à la liberté d’expression. Tu as bien entendu. En 2017 rendre inéligible une personne condamnée par la justice pour des délits racistes et antisémites serait porter atteinte à la liberté d’expression ! Mais rassure-toi, nous avons appris de toi. On ne lâchera rien. Impossible n’est pas Licra.
Pardonne moi Bernard. J’aurais aimé te dire que le combat était gagné, que le racisme et l’antisémitisme avaient disparu. J’aurais aimé te dire que la République était, en vrai, une et indivisible et que la loi assurait une protection inviolable contre les assauts de la haine. J’aurais aimé t’annoncer que, devant la victoire des Lumières sur l’obscurantisme, la LICRA était devenue inutile et que le moment était venu de la dissoudre. J’ai préféré te dire la vérité, toute la vérité. Mais je dois aussi te dire que la vieille dame née un soir d’octobre 1927 est toujours là, vaillante et solide, déterminée et fière de ses racines. Qu’elle sera toujours là, pour marcher, après toi, après vous tous, « dans le chemin sombre qui mène à la justice, étincelle divine qui suffira à rallumer tous les soleils. » (Jaurès)
Un dernier mot pour te dire avec une infinie tristesse qu’hier, notre ami, mon ami, mon confrère, mon frère, Patrick Quentin t’a rejoint. Bernard Jouanneau l’a précédé de quelques mois. Accueille-les au Panthéon de la Licra. Jean Pierre-Bloch qui les a formés et les a aimés te les présentera. Tu retrouveras chez eux ton empreinte. Comme chez chacun de nous. Sache qu’après vous, après nous, d’autres se lèveront pour poursuivre le combat.
Je te laisse si tu le veux bien les derniers mots. 3 mots : Liberté, Egalité, Fraternité. 3 cris du cœur : Vive la Licra, Vive la République et Vive la France.