[Tribune publiée sur le HUFFPOST]
Que s’est-il passé le 11 janvier 2015 pour que plusieurs millions de personnes descendent dans les rues de nos villes? De mémoire de policiers, nous n’avions jamais assisté à des manifestations d’une telle ampleur. Le seul précédent comparable remonte au 14 mai 1990 au lendemain de la profanation du cimetière de Carpentras, en présence du président de la République, François Mitterrand, fait unique dans les annales de la République. Là s’arrête la comparaison. En 1990 c’est une tombe juive qui avait été profanée et un corps exhumé avec un simulacre d’empalement. On ne connaitra pas la même mobilisation, loin s’en faut, après l’assassinat d’Ilan Halimi en janvier 2006 et de celui de militaires et d’enfants juifs dans une école de Toulouse en mars 2012. Là, les Français ne se sont pas sentis concernés. Inutile d’en rechercher les raisons, elles pourraient être douloureuses.
Les grandes manifestations du 11 janvier font suite, on s’en souvient, aux trois journées qui ont endeuillé notre pays les 7, 8 et 9 janvier, commençant par le massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo, se poursuivant par l’exécution d’une policière municipale à Montrouge et s’achevant par l’assassinat de 4 personnes dans une supérette cachère de la porte de Vincennes. Mais soyons lucides, est-ce que les deux derniers évènements, pour atroces qu’ils soient, auraient fait descendre des millions de personnes dans les rues le 11 janvier? Assurément pas. C’est évidemment les évènements de Charlie Hebdo qui ont suscité l’émotion et occasionné la mobilisation populaire. Pourquoi? Parce que pour la première fois, chacun s’est senti concerné. Ce n’était plus une communauté ou un corps qui était visé, ce n’était pas même des journalistes, c’était la France, dans son rapport à nul autre pareil à la liberté, la liberté de penser, la liberté de parler, la liberté d’écrire, de dessiner, de moquer. Tout le monde n’est pas militaire ou policier, tout le monde n’inscrit pas ses enfants dans une école juive et tout le monde ne fait pas ses courses dans des magasins cachers. Mais au lendemain de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, tout le monde (du moins voulions nous le croire) était Charlie, ceux qui aimaient Charlie comme ceux qui ne l’aimaient pas, et c’est bien peut-être là le problème. En tout cas pour la première fois, nos concitoyens ont compris que nous étions tous visés par les attentats terroristes islamistes. La suite des évènements ne fera que le confirmer dans le sang et l’horreur, quelques mois plus tard, au Bataclan et dans les rues de Paris.
Les grandes manifestations du 11 janvier n’étaient pas seulement nécessaires, elles étaient indispensables. Elles correspondaient à un besoin, un élan vital, une pulsion de tout un peuple (ou presque), un hymne à la vie, à la résistance, à la fraternité, ce parent pauvre de notre triptyque républicain, dont on percevait alors tout le sens. Ces millions de personnes, silencieuses, dignes et responsables éprouvaient l’irrépressible besoin d’être ensemble, de se sentir unies, face à un danger qui les menaçaient désormais toutes. Mais ces grandes manifestions ont aussi été la marque d’une fracture dans la société française, dont nous avons très vite mesuré les dangers.
Dès le lendemain nous avons dû réaliser que nous n’étions pas « tous Charlie », et pas davantage « tous policiers » ou « tous juifs ». Cela a commencé dans les écoles où des élèves, et parfois même des enseignants, ont refusé de respecter la minute de silence en hommage aux victimes. Cela a continué avec un débat délétère sur la « composition » sociologique des manifestations, suspectée d’être blanche, urbaine et privilégiée, certains n’hésitant pas (sur la base de quels critères?) à dénoncer une sous-représentation des musulmans (a-t-on demandé aux manifestants en quel Dieu ils croyaient, ce qui n’aurait pas manqué de sel dans une manifestation en soutien à Charlie?). La réponse du berger à la bergère ne s’est pas fait attendre avec la thèse, dont Emmanuel Todd s’est fait le héraut, selon laquelle les manifestations avaient été tournées contre l’islam et participaient à une forme idéologique de « guerre contre les musulmans », les terroristes devenant les représentants d’une communauté opprimée. Et c’est cette thèse, il faut bien le dire, qui a fait le plus dégâts. Elle fait un écho terrible à cette tribune publiée par un collectif de vingt signataires le 5 novembre 2011, au lendemain d’un premier attentat contre Charlie Hebdo, qui n’avait alors consisté « que » dans l’incendie de ses locaux. Dans cette tribune, intitulée « pour la liberté d’expression, contre le soutien à Charlie hebdo !), on pouvait lire notamment :
« Nous affirmons…
… qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, que les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement, au moins ponctuellement, des ventes décuplées, comme cela s’est produit à l’occasion de la première « affaire des caricatures »
… que les leçons de tolérance adressées par l’élite blanche aux musulmans, présumés coupables de l’incendie, sont pour le moins malvenues… »
Ce texte, qui fait rétrospectivement froid dans le dos, était notamment signé par Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République, qui s’est depuis « illustrée » par la publication d’un brulot intitulé « les blancs, les juifs et nous », Abdelaziz Chaambi, fiché S, fondateur de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie, ou encore Rokhaya Diallo, désormais icône du racialisme, se réclamant d’un antiracisme dit « politique , défendant un identitarisme contraire à l’universalisme.
Ce que nous aurions dû voir tout de suite, c’est l’effet d’aubaine dont ont profité quelques mois plus tard ceux qui n’étaient pas Charlie pour faire prospérer leur business anti-républicain. Les camps décoloniaux interdits aux blancs, les tenants du « racisme d’Etat », les délires indigénistes, les attaques incessantes contre la laïcité, les explications sociologiques post-coloniales au terrorisme, les exégètes du rétablissement du blasphème: c’est à eux que le crime a pleinement profité.
L’attentat contre Charlie Hebdo a occasionné des ravages considérables dans la société française. Ses victimes vont bien au-delà des regrettés Charb, Cabu, Tignous, Wolinski, Honoré, Bernard Maris, Frédéric Boisseau, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, et la seule femme, Elsa Cayat…
« Victimes » collatérales, les musulmans de France, ont souvent été sommés de se justifier de crimes qu’ils n’ont pas commis, dans ce mortifère parallèle entre islam et islamisme. C’est ne l’oublions pas ce que veulent les terroristes, susciter la haine contre les musulmans pour les amener à eux, qui seraient l’ultime recours contre le « racisme d’Etat ». De grâce, ne leur faisons pas ce cadeau !
« Victime » aussi, le combat antiraciste, combattu non seulement par les extrémistes de tous poils, mais aussi désormais par des tartuffes prétendument antiracistes qui prônent le communautarisme et organisent des manifestations « racisées ».
Victime enfin et surtout, la société française, explosée, fragmentée, ethnicisée, communautarisée, écartelée, tétanisée par un faux débat sur la laïcité. La laïcité n’a pas besoin de débat, elle a besoin d’être respectée, dans la seule définition qui vaille, celle de la loi du 9 décembre 1905.
L’unité nationale des manifestations du 11 janvier 2015 aura duré aussi « longtemps » que celle du 12 juillet 1998 célébrant une France fantasmée « black-blanc-beur » championne du monde de Football.
Après avoir été « Charlie », « militaires », « policiers », « juifs », « musulmans », « Paris », « Nice » et tant de # encore, si nous décidions tout simplement d’être « français », fidèles, mais réellement fidèles, pas en mots, en actes, à nos valeurs, à notre histoire, à notre devise : Liberté, Egalité, Fraternité, Laïcité. Charlie n’y perdrait rien, les militaires, les policiers, les juifs, les musulmans, Paris, Nice et les # pas davantage, et nous y gagnerions tous…