Elie Wiesel, une âme debout

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Elie Wiesel s’est éteint. J’ai longtemps redouté ce jour où le silence viendrait interrompre une vie à porter témoignage. En ce 2 juin 1987, appelé à s’exprimer à la barre de la Cour d’Assises jugeant Klaus Barbie, il avait finalement rassemblé avec simplicité, en peu de mots, de sa voix douce et profonde, le difficile combat d’une vie :

« Si j’ai survécu, par hasard, c’est pour témoigner… ma place est ici avec les survivants, avec les victimes. Je veux entendre leurs voix, leur prêter la mienne, leur dire que je les aime. Que je crois en leur vérité de toute mon âme. Les mots manquent… Comment dire… Comment raconter la nuit ? Je ne sais pas. Comment raconter la sélection à l’arrivée à Auschwitz ? Je ne sais pas. Comment raconter l’enfant que l’on sépare de son père ? Je ne sais pas. Comment raconter la douleur muette d’une petite fille qui a peur de pleurer ? Je ne sais pas. Comment raconter les cortèges infinis qui traversaient le paysage polonais, des hommes, des femmes, des enfants, des rabbins et des fous, des marchands et leurs clients ? Comment raconter leur mort ? Je ne sais pas … »

Sa vie fut l’histoire de cette quête toujours inachevée, celle qui consiste à combler l’immensité de la distance entre les mots et l’expérience de la mort, à percer le « mystère du mal » et à tenter de comprendre comment l’humain est devenu inhumain. Je me suis souvent demandé comment ce jeune adolescent de seize ans, revenu d’entre les morts, orphelin et apatride, avait été capable de surmonter cette horrifiante solitude pour raconter sa souffrance et, à travers lui, raconter des millions de souffrances.  L’écriture n’était pas une épreuve. Elle était sa manière d’entrer en résilience.

Installé à Paris à son retour d’Auschwitz et de Buchenwald, Elie Wiesel a hésité entre la philosophie à la Sorbonne et la musique au Conservatoire. Mais pour lui, écrire était devenu une évidence, pour raconter et transmettre. Pourtant, personne n’était prêt à accueillir sa parole. Pour son récit autobiographique La Nuit, il fallu toute la persuasion de son ami Mauriac pour convaincre les Editions de Minuit, en 1958, de publier le texte que Wiesel avait écrit en yiddish trois ans auparavant. Tous les autres éditeurs de la place de Paris s’étaient détournés d’un auteur promis, selon, eux, à ne faire qu’un seul livre. Surtout, le monde ne voulait pas savoir et détournait le regard à l’évocation de ces temps où les humains ne s’aimaient pas. En dehors de Si c’est un homme de Primo Lévi publié en 1947, la mémoire des rescapés de la Shoah n’encombrait pas les librairies.

Pourtant, Elie Wiesel voulait qu’on sache : « Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp, qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée. Jamais je n’oublierai cette fumée. Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet […] Jamais je n’oublierai cela, même si j’étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais ». Sans ce livre, de son propre aveu, il n’aurait rien écrit d’autre.

Sa vie durant, Elie Wiesel n’a pas été seulement une parole parmi d’autres. Il a été « le » porte-parole inlassable des victimes de la Shoah. Son combat, il l’a prolongé au-delà de sa propre expérience, s’engageant dès qu’il le pouvait contre les fanatismes et les humiliations, au Darfour, en Bosnie-Herzegovine, au Kosovo, au Rwanda, en Arménie. Il accomplissait un travail de Sisyphe, toujours prêt à se lever devant les bégaiements de l’Histoire.

A chaque fois que j’ai eu à plaider dans un procès pour génocide ou crime contre l’Humanité, la conclusion du témoignage d’Elie Wiesel contre Klaus Barbie a guidé mes pas et ses mots ne m’ont jamais quitté : « le tueur tue deux fois : une première fois en donnant la mort, puis une deuxième fois en tentant d’en effacer les traces. Si nous n’avons pas pu éviter la première mort, la seconde serait de notre faute ». A cette faute-là, comme tous les militants antiracistes, je n’ai jamais voulu me résoudre. Son appel à la vigilance est vieux d’une trentaine d’années. Il a aujourd’hui force de testament.

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