26 juin 1987 : L’enfant à la casquette

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26 juin 1987. Il est difficile de décrire le sentiment qui étreint l’avocat avant une « grande » plaidoirie. Une sorte de mélange d’angoisse et d’appréhension qui va crescendo jusqu’au premier mot prononcé, synonyme de libération. De l’ordre sans doute de celui du sportif avant une épreuve importante. Ce sentiment est-il le signe de l’inexpérience ou de l’enjeu ? Pour ce qui me concerne, en ce 26 juin 1987, il s’agit des deux à la fois. J’ai depuis appris qu’il était consubstantiel à « l’état d’avocat, le plus beau qu’il soit » disait Voltaire. Le jour où il m’abandonnera, je sais qu’il sera temps de remiser ma robe.

En préparant ma plaidoirie, je me suis demandé s’il était préférable de l’écrire ou de laisser libre cours à une part d’improvisation. Ecrire, c’est la sécurité, improviser, c’est le talent. L’importance de l’enjeu m’a conduit à opter pour la sécurité. Je me souviens de ces longues soirées passées dans la pénombre de mon bureau jusqu’au milieu de la nuit, en compagnie de mes amis disparus depuis, le Docteur Marc Aron et le Docteur Charles Favre, à penser chaque idée, ciseler chaque phrase. Marc Aron était responsable de la communauté juive, Charles Favre, proche collaborateur du Cardinal Decourtray. C’est lui qui a eu l’idée de présenter à la Cour, au moment de ma plaidoirie consacrée à l’évocation des enfants d’Izieu, la photographie de « l’enfant à la casquette » les bras levés devant des soldats en arme, symbole de l’innocence face à la barbarie. Cet enfant n’a certes jamais rencontré Barbie, mais il est le frère des enfants d’Izieu. « Tous les juifs avaient le même visage, les mêmes yeux. Parfois on a l’impression que c’est le même qu’en tous lieux, l’ennemi a tué six millions de fois. » a écrit Elie Wiesel. Après le procès, j’ai offert cette photographie au Cardinal. Il l’a accrochée au mur de son bureau afin que chaque visiteur puisse la voir. Elle est toujours dans le bureau du Cardinal Barbarin.

Retour à l’audience. Le Président vient de me donner la parole. Quelle étrange sensation que d’être au centre d’un évènement majeur dont les enjeux vous dépassent. Ces centaines de paires d’yeux rivés sur vous. Autant d’oreilles qui ne demandent qu’à vous écouter et, espère-t-on, vous entendre. Sentiment de puissance et de fragilité. Moment d’exception dont la force n’a d’égal que le caractère éphémère. Après les premiers mots, les stigmates de l’appréhension disparaissent.

La voix hésitante prend peu à peu de l’assurance. Elle porte enfin. Le texte prend corps en même temps que le corps prend le texte. A chaque transition, je m’assure que les jurés ne décrochent pas. Dans mon dos, le silence de la salle se poursuit quelques secondes après mes derniers mots. C’est bon signe. J’ai fini. L’attention se relâche et le corps réagit. Fatigue du sportif qui a tout donné, après l’épreuve. Mes yeux sont humides. Je sais que j’aurais ce soir autant de mal à trouver le sommeil qu’hier. Hier parce que je me faisais le film de ma plaidoirie. Aujourd’hui parce que je le repasserai dans ma tête et en verrai toutes les imperfections. C’est cela être avocat.

La suspension d’audience passe rapidement. Roland Dumas se lève pour clôturer les plaidoiries des parties civiles. Quel que soit le jugement que l’on porte sur l’homme, je ressens l’honneur qui m’a été fait de partager cette dernière audience avec lui. Roland Dumas parle de Lise Lesèvre et évoque la mémoire de son père, mort le même jour que celui de Serge Klarselfd, en laissant ce message « j’ai fait ça pour vous. ». En guise de péroraison, il rappelle la coutume des vieilles paysannes de France : « quand un enfant meurt, on l’enterre dans un vêtement blanc. Parce que toujours les enfants meurent innocents… Je vous demande de laisser à la date du 3 juillet prochain une grande page blanche. Votre jugement aura la pureté de sa blancheur. Pour qu’un jour, quand nous ne serons plus là, si quelqu’un s’interroge sur cette page, on lui dira « c’est le linceul des enfants d’Izieu. » »

En cette fin d’audience, ma grand-mère, qui était présente, livrera au sujet de la très forte plaidoirie de Roland Dumas ce jugement définitif digne de figurer dans l’anthologie des grands-mères juives : « l’autre avocat, il a bien parlé aussi. »

L’audience reprendra lundi 29 juin avec les réquisitions du Procureur Général Truche.

Retrouvez l’intégralité de ma plaidoirie en cliquant ici

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