29 juin 1987 : Le réquisitoire de Pierre Truche : « le temps n’a pas joué le rôle d’oubli »

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Nous entrons dans la dernière semaine du procès. Le Procureur Général Truche se lève pour prononcer son réquisitoire. Tout a déjà été dit sur le rôle déterminant qui a été le sien tout au long du procès. Chacune de ses interventions était empreinte de justesse, de justice et d’humanité. L’hommage est unanime, tant du côté des parties civiles que de la défense. Jacques Vergès ne dit-il pas que Pierre Truche est son « seul adversaire » ? Il est vrai qu’il s’est immergé dans le dossier et dans l’histoire la seconde guerre mondiale bien avant l’ouverture du procès. Au cours de sa préparation, il a même tenu, fait exceptionnel, à rencontrer Klaus Barbie à plusieurs reprises dans sa cellule de la prison Saint Joseph. Le réquisitoire qu’il doit prononcer ce jour constitue le point d’orgue de sa quête de justice.

 

Pierre Truche est face à la Cour. Il a décidé de tourner le dos au public et à la presse. C’est à trois magistrats et à neuf jurés représentant le peuple de France qu’il s’adresse. On ne voit que sa longue crinière blanche surplombant sa robe rouge. Ses mains sont crispées, sa gorge sèche. Un Procureur Général expérimenté aurait-il le même trac qu’un jeune avocat ? Oui assurément. Voilà qui est réconfortant. Vraisemblablement pour les mêmes raisons que l’avocat, le Procureur Général a entrepris d’écrire minutieusement le texte de son réquisitoire, modèle, à son image, de sobriété et de rigueur. Son obsession : prouver. Il ne doit substituer aucun doute lorsque la Cour et les jurés se retireront pour délibérer.

 

Premier thème de son intervention, le crime contre l’humanité, qui impose « une plongée dans l’inhumanité ». Pierre Truche ne veut pas revenir sur les témoignages qui ont marqué les débats, considérant qu’ils se suffisent à eux-mêmes : « ces femmes et ces hommes ont osé venir dire en public des choses qu’ils n’avaient souvent jamais racontées à leur propre entourage. De tout cela, je ne parlerai pas. Ce n’est pas par froideur de juriste, ce qui a été dit, vous l’avez reçu comme moi. Simplement je n’ai pas les mots pour le dire. Mon silence à cet égard sera la manifestation du respect et de la compassion. »

 

L’une des inconnues de ce réquisitoire était de connaitre la position qui serait adoptée par le Procureur Général Truche s’agissant de la définition du crime contre l’humanité. Nous savons qu’il n’avait pas été favorable à l’élargissement de la notion de crime contre l’humanité qui avait été décidé par la Cour de cassation. Pierre Truche n’est pas homme à éluder les difficultés. Il explique : « il faut ici que vous ayez présentes à l’esprit deux choses. Imaginez d’abord ce que pouvait représenter, en 1942 pour une mère juive, de porter un enfant ! Arrêtée, envoyée en déportation, ou bien on l’a faisait avorter si sa grossesse était récente, ou bien elle accouchait, mais le nouveau-né était aussitôt noyé. C’était donc la mort si sur son chemin elle rencontrait un nazi. Rappelez-vous maintenant le témoignage de cette déportée résistante qui vous disait : « je savais les risques encourus et il était normal que je sois arrêtée ». Pour elle, l’inhumanité serait dans le traitement infligé en raison de son opposition au 3ème Reich. Ainsi, si la résistance fut une épopée magnifique qui, pour certains, a tourné au drame, pour les juifs il n’y avait que le drame. »

 

Pour autant, le Procureur Général Truche a décidé de se rallier à la position de la Cour de cassation qui a décidé d’étendre la notion de crime contre l’humanité aux combattants déportés. De cela également, il s’explique : « ma conception d’homme et de citoyen est que l’inhumanité est toujours inacceptable et doit être réprimée. C’est pourquoi je vous dis que tout ce dont vous êtes saisis aujourd’hui est inhumain et vous devez le juger. Mais, ajoute-t-il, je souhaite que ce procès ne retombe pas totalement à la fin de ces débats et que l’on pousse la réflexion à tout ce qui est inacceptable. »

 

Deuxième thème de son intervention, sur lequel il était attendu, l’utilité d’un tel procès quarante ans après les faits. Son explication constitue la meilleure synthèse des débats : « le temps n’a pas joué le rôle d’oubli. Ni individuellement ni collectivement. Les mères pleurent toujours leurs enfants. Certains déportés sont venus vous dire qu’ils ne dormaient plus depuis quarante ans. La sanction doit être utile car il faut que l’on comprenne la notion de crime contre l’humanité. Qu’elle entre dans notre civilisation. »

 

Pierre Truche « entre » peu à peu dans le dossier. Il évoque la montée du national-socialisme en Allemagne, l’avènement d’Hitler. Il revient longuement sur la doctrine nazie, lit de longs passages de Mein Kampf, donne les détails du fonctionnement de la gestapo, pour en venir à l’itinéraire d’un nazi ordinaire : Klaus Barbie. Pierre Truche ne requiert pas, il explique. Il décrit l’environnement de Klaus Barbie à Lyon, le « huit clos de l’horreur » qu’il a créée. Il cite les témoignages de l’entourage de l’accusé pour démontrer son sadisme. Nous savons que la défense de Klaus Barbie consiste à le présenter comme un policier chargé du renseignement et la lutte contre la résistance et qu’il refuse d’endosser la responsabilité de son action contre les juifs. Le Procureur Général entend bien répondre à ce déni de responsabilité. « Je dois vous prouver que Barbie est complice d’assassinats commis en Allemagne, qu’en envoyant des gens là-bas, il les envoyait à la mort et qu’il le savait. Bien sûr, il y eu des rescapés. C’est comme quand un terroriste jette une bombe. Parfois il y a 10 morts, parfois 100. Sur 7 531 personnes emprisonnées à Montluc par ses soins, seules 840 sont rentrées de déportation. Et si elles sont vivantes, c’est bien indépendamment de sa volonté. »

 

Après de longues heures, le Procureur Général Truche interrompt son réquisitoire qui reprendra demain 30 juin.

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